Tagué: bartleby et compagnie

Bartleby et compagnie de Enrique Vila-Matas

Ce n’est point l’homme qui tombe qui rit de sa propre chute, à moins qu’il ne soit un philosophe, un homme qui ait acquis, par habitude, la force de se dédoubler rapidement et d’assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son moi. (Charles Baudelaire)

Rendre compte de ma lecture de Bartleby et compagnie, que je referme à l’instant ? I would prefer not to. Cette entrée en matière vous paraîtra convenue. A juste titre. Rechigner à faire la relation d’un ouvrage consacré précisément à la littérature du refus, n’est-ce pas un peu facile ? Et prétentieux, par-dessus le marché, car je rejoindrais ainsi la cohorte des auteurs chez qui Enrique Vila-Matas repère le syndrome Bartleby, de Rimbaud à Salinger, en passant par Hofmannsthal, Kafka, Walser, et une foule d’illustres inconnus, tous « Ecrivains Négatifs » confrontés à l’impossibilité de l’écriture et conduits pour la plupart au silence définitif.

Je parlerai donc. Mais plutôt que de présenter Bartleby et compagnie par le menu, je désire vous faire part d’une histoire personnelle qui m’est revenue en mémoire à la lecture de ce livre. J’échoue à rendre raison de cette réminiscence. L’anecdote que je m’apprête à raconter m’a semblé comme en suspension dans le texte de Vila-Matas ; elle pourrait donc, pourquoi pas, rejoindre la constellation de « notes en bas de page en commentaire à quelque texte invisible » qui constitue Bartleby et compagnie.

Bartleby-et-compagnie

Je veux parler de T. que certains d’entre vous connaissent bien. Je l’ai rencontré en 2009 dans un débit de boissons de l’Est parisien. Il m’a déplu d’abord. Je l’ai trouvé un peu vulgaire, bruyant et mal rasé ; le genre de garçon prenant beaucoup de place. Plutôt timide et en retrait, je l’observais se donner en spectacle avec un mépris lointain. A un moment de la conversation, il dit « pallier à » au lieu de « pallier » tout court et je ne manquai pas de le reprendre. En bon puriste, je me fendis ensuite d’une diatribe contre les incorrections du français contemporain. Il fut piqué, ou sembla l’être, et se tut un long moment. Plus tard, il devait glisser dans la conversation quelques horreurs telles que « au niveau du vécu personnel ». Les discrètes oeillades qu’il me lançait par moments auraient pu éveiller mon attention ; mais l’ayant jugé stupide une fois pour toutes, je n’y prêtais point garde.

Nous nous revîmes. Nous fréquentions le même établissement. Je fus forcé d’admettre que j’étais allé vite en besogne en l’estimant sot. Je découvris avec le temps que sous ses airs bourrus il n’était pas dépourvu d’une certaine finesse. J’en vins même à apprécier et admirer sa simplicité pleine de bon sens ; à côté de lui, mon urbanité paraissait fausse, affectée, pleine de tics et de manières. Je me sentais emprunté face à tant de naturel ; je ne savais plus où me mettre et mes paroles, mes mimiques, mes gestes me paraissaient ceux d’un histrion. Je me raidissais alors, désirant imiter T. en tout afin de tuer la marionnette en moi. Chez lui, tout semblait couler de source ; jusqu’à ses opinions me paraissaient de la meilleure trempe, saines et franches, quoiqu’elles fussent moins élaborées que les miennes. A son contact je me purifiai, sans jamais néanmoins parvenir à un tel degré d’authenticité.

Notre amitié culmina. Je dus à un complet hasard le soupçon qu’il se pouvait y avoir anguille sous roche. Lors d’une soirée, je présentai T. à un ancien ami, un aristocrate décadent et plein de morgue. Cet ami, le comte de M., s’amusait beaucoup à s’ajuster ostensiblement au niveau de ses interlocuteurs ; comme moi, il méjugea T. et crut devoir condescendre. Je surpris leur conversation. Ce qui me choqua fut moins le mépris à peine voilé du comte de M., auquel j’étais habitué, que la façon dont T. se laissait faire. Il semblait prendre un certain plaisir à prêter le flanc aux piques venimeuses du dandy, sans jouer à l’âne toutefois. S’il y en avait un qui jouait manifestement, c’était le comte de M. : par exemple, lorsqu’il faisait mine d’abonder dans le sens de T., en rajoutant de façon éhontée dans le mauvais goût. Toutes ses paroles étaient mises entre guillemets et frappées du sceau de l’ironie. Et pourtant, de façon inexplicable et pourtant invincible, il me sembla qu’en réalité c’était le comte de M. qui était prisonnier du jeu de T., un jeu imperceptible dont il avait fixé les règles pour lui seul et dont il m’apparaissait pour la première fois qu’une partie était en cours. Le pressentiment terrible qui m’étreignit fut de l’ordre du vacillement, du tremblement, du léger décalage. Tout avait changé, et pourtant tout restait comme avant.

Dès ce jour, je fus sur mes gardes. Je maintins mon attention éveillée, tâche ardue étant donné que rien n’avait changé ni dans l’attitude générale de T., ni dans nos relations. Mais le soupçon qui m’avait une fois effleuré ne devait plus me quitter ; ce fut lui sans doute qui causa notre éloignement progressif. Jamais je ne pus vérifier si mes soupçons étaient fondés, jamais je ne pus percer à jour le mystère de T. Vous qui le comptez parmi vos fréquentations occasionnelles ou régulières, vous me prendrez pour un fou si je vous confie mon doute. Un être aussi simple, droit et franc que T. serait-il capable de la duplicité que je lui suppose ? Duplicité entière, totale, diabolique, en comparaison de laquelle l’ironie ponctuelle du comte de M. paraîtrait d’un ange.

Il me sembla ainsi, lors de cette soirée où T. bien involontairement se révéla, que chez lui dont j’admirais tant le naturel, tout, absolument tout – sa contenance, ses gestes, ses propos, son rire, son regard – était strictement sous contrôle. Que tout était méticuleusement mis en scène et surveillé. Que tout était théâtre. Je ne veux pas dire qu’il jouait un rôle ou qu’il portait un masque en société, T. n’étant pas du genre à se chercher un créneau afin de se tailler une place dans le monde. Ce que je veux dire, c’est qu’il jouait son propre rôle en permanence, qui était des plus simples, et qu’il en était conscient. Qu’il fût seul ou accompagné, en société ou en tête-à-tête, T. ne se laissait jamais aller à être un hypothétique soi-même ; il se comportait, parlait, gesticulait comme T. Avait-il créé son personnage de toutes pièces ? Ou, si tel n’était pas le cas, quand s’était opéré le dédoublement et faite la transition de l’être à la représentation ? Y avait-il des moments où il se relâchait et abandonnait tout masque, étant alors T. au premier degré ? Telles étaient les questions qui me taraudaient alors. De vagues signes, que j’étais apparemment le seul à percevoir, confirmaient mon soupçon ; ce fut alors que je me rappelai notre première rencontre. Il me parut rétrospectivement, vérifiant du coin de l’oeil l’effet produit sur moi par sa performance, avoir interprété le garçon simple et peu raffiné, pas pour en rajouter, pas pour me tromper sur son être véritable ; mais pour le simple plaisir du jeu.

Ce souvenir affleura particulièrement lorsque je lus les passages suivants du livre de Vila-Matas :

– Passage 21 consacré à Marcel Duchamp : « Le pari que Duchamp a fait avec lui-même portait sur la culture artistique et intellectuelle à laquelle il appartenait. Cet immense Artiste Négatif a parié qu’il pouvait gagner la partie pratiquement sans rien faire, simplement à rester assis. Et il a gagné son pari. Il s’est joué de tous les illusionnistes de bas étage qui pullulent ces temps-ci, de tous ces petits abuseurs qui n’attendent pas de récompense dans le rire et le jeu du Négatif mais dans l’argent, le sexe, le pouvoir ou la plus triviale des célébrités. » (p. 80)

– Passage 37 consacré au Monsieur Teste de Valéry : « Monsieur Teste n’était pas philosophe ni rien de tout cela. Il n’était pas même littérateur. Et grâce à cela, il pensait beaucoup. Plus on écrit, moins on pense. » (p. 119)

– Passage 38 consacré à Keats : « Il y est question de la capacité négative du bon poète, lequel sait observer la distance et la neutralité requises à l’égard de ce qu’il dit, comme les personnages de Shakespeare, pour entrer en communion directe avec les situations et les choses afin de les transformer en poèmes. » (p. 120)

– Et surtout l’extraordinaire passage 57.

(Julien)