Petit clin d’œil avant qu’il ne soit plus temps

Il y a exactement 174 ans, Balzac écrivait dans Un grand homme de province à Paris :

« Grâce à Flicoteaux, l’étudiant parqué dans le quartier latin a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué. Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l’apparition des beafteacks à quelque mortalité sur les chevaux. »

Illusions perdues. Paris, Gallimard, folio classique, p.210

lasagne picard

Il est amusant de trouver dans un livre sur la presse une anecdote qui devrait être une digression mais qui fait un écho direct à nos journaux. Ouvrons ce grand roman au hasard, et l’affaire Spanghero prend des allures de pastiche… C’est toujours un bonheur d’avoir l’impression que de vieux livres clignent des yeux, mais je me dis en plus qu’un peu de la saveur de l’actualité se révèle dans ces deux phrases de littérature. Si certaines affaires nous fascinent, n’est-ce pas qu’elles sont un peu bâties déjà sur la matière d’une plaisanterie ? « Vieille calomnie » dit Balzac… Non que la plaisanterie soit vieille comme le monde, ce n’est pas ce sociologue qui hasarderait quelque chose sur le monde en général ; mais ce pourrait être une boutade qui nous montre que nous vivons encore un peu, lui et nous, ses personnages et les nôtres, dans le même monde.

Qu’est-ce donc qui faisait qu’elle était bien bonne, cette vieille plaisanterie que l’on se répétait, et qu’il fallait bien rapporter parce que, même si Balzac n’est pas ethnologue ou folkloriste, il sait où les bons mots s’inventent, comment ils se fabriquent ? D’abord je pense à ces étudiants qui riaient de bon cœur dans leurs pantalons rapés en se moquant de tout… C’était l’existence. On mangeait chez Flicoteaux, et quand bien même il aurait servi du cheval au lieu du bœuf, quelle bonne raison aurait-on pu trouver de protester ? S’il ne l’eût pas fait ce n’eût pas été Flicoteaux… Il fallait que chez Flicoteaux, où l’on mangeait avec le gilet gris des mauvais jours, on eût quelques motifs d’être surpris, sans quoi rien n’aurait eu de charme… Et j’en viens à me demander… Est-ce qu’un jour l’un de ces commensaux potaches, s’étant diverti  la veille à relever, dans l’atmosphère enfumée d’un cabinet de lecture, les faits divers de la campagne, a eu l’idée, pour amuser ses amis en les effrayant un peu, de transformer leur plat avec l’aide du cours du temps ? Ou bien, parce que ceux qui n’ont rien ont encore les jeux d’esprit, a-t-il pensé à la fascination mystérieuse que susciterait la substitution de x  à y, de c à b, et inventa pour cela, en respectant toutes les règles de la vraisemblance, une épidémie décimant étalons et juments, histoire de pouvoir justifier la transmutation du bœuf en cheval  ? Dans un cas, jouant sur notre inconnaissance des causes, il inventait un événement en adjoignant à une raison sans postérité  l’effet qui lui manquait. Dans l’autre, il partait de l’effet, et cet effet l’amenait à inventer une raison, comme Homère, pour les besoins de l’histoire, faisait intervenir l’archer Apollon pour susciter l’ire d’Achille– c’est comme cela qu’on fait des épisodes…

L’étudiant parqué au quartier latin, nous dit Balzac, avait la connaissance la plus exacte des Temps, était en phase avec les Temps. On ne saurait trop admirer cette majuscule énigmatique, qui fait sourire et exige une explication. En phase avec les Temps, chez Flicoteaux, c’est le seul endroit où l’étudiant pouvait l’être. Entre ses six heures de travail à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et ses quatre heures d’étude quotidiennes en cabinet de lecture, il remontait à la surface du monde quelques instants histoire de se nourrir et de plaisanter avec d’autres. Que venait-il chercher chez Flicoteaux, si ce n’est un peu de littérature naïve, un peu de la prose du monde qui se compose sans cesse… Balzac, l’auteur de l’épopée industrielle naissante, l’auteur des mythes historiques et des symboles sociologiques, faire de la saison des petits pois, des semaines creuses de la betterave et des hécatombes chevalines l’essence des Temps ? Il y a pourtant un peu de mythe dans cette histoire de beefteacks, quelque chose qui rappelle Tantale en plus trivial, en moins tragique. Et tout de même, ces ambitieux épris de gloire, n’avaient-ils pas quelque chose des convives d’un banquet contrefait pour dieux déchus ?

Je me plais à voir dans les fluctuations du marché évoquées dans la première phrase, hors du bon mot qui leur succède, une image de toutes les petites choses qui nous arrivent. Les hommes se nourrissent du monde et du blabla qui l’accompagne. L’Histoire, le récit des heures graves, des pertes, des tragédies et de l’irrémédiable, Balzac la connaissait mieux que personne, mais voilà qu’il se fait l’écho d’un tout autre type de racontard, à la temporalité météorologique, qui scande d’une ironique cyclicité le récit des plus déchirants destins. C’est là que je trouve la légèreté de Balzac et toute la bonne humeur de la jeunesse. Ces étudiants qui s’amusaient des contingences naturelles, des menus pois, haricots, betteraves, choux, salades qu’on raconte, étaient évidemment les dindons de la farce historique, mais, l’épigramme à la bouche, ils se moquaient doucement de la vie.

Selon Wikipedia, Le Temps, sous-titré « journal des progrès politiques, scientifiques, littéraires et industriels », quotidien français aujourd’hui disparu, fut publié du 15 octobre 1829 au 17 juin 1842. Il n’est pas désagréable de se dire qu’à l’obsession progressiste de ce journal, Balzac, tout en mettant en scène les trajectoires dramatiques de son époque, opposait la pratique joyeuse des Temps, le rire franc des individus embarqués dans une histoire trop grande pour eux. Et c’est peut-être avant tout parce que Balzac savait jouir des Temps que nous prenons plaisir à lire ses livres. Lucien de Rubempré et son épopée étaient bien du XIXe siècle, il est depuis longtemps hors de question d’être ambitieux tout en étant poète, mais la plaisanterie de la cantine de Flicoteaux,  quant à elle, égaye encore les dîners de 2013.

(Samuel)

je faisais donc

Je faisais donc tout ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et presque ennemi. La sensation de l’effort me semblait devoir être recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats en général, – et par conséquent, les oeuvres, – m’importaient beaucoup moins que l’énergie de l’ouvrier, – substance des choses qu’il espère. Ceci prouve que la théologie se retrouve un peu partout.

Paul Valéry, Préface à La Soirée avec Monsieur Teste, pp. 7-8

Georgia On My Mind

1. Il existe en anglais un mot commençant par b et désignant le brusque passage du sublime au grotesque, du tragique au comique, ou l’imparable mélange des deux. Je me suis souvenu de ce terme en lisant Le Nez de Gogol. L’histoire de ce fonctionnaire se réveillant sans nez un matin n’est pas tragique, certes, mais le lecteur que je suis n’a pu s’empêcher de ressentir, malgré le climat de dérision générale, une forme de sympathie pour la détresse presque enfantine du protagoniste. Le mélange n’était pas seulement celui de mes impressions : le texte lui-même confondait jusqu’à l’indiscernable les tonalités, comme lorsque le personnage s’exclame :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’ai-je fait pour mériter pareil malheur ? Si j’étais sans un bras ou sans une jambe, ce serait tout de même mieux ; si j’étais sans oreilles, ce serait pénible mais tout de même plus supportable. Sans nez, qu’est-ce qu’un homme ? Le diable seul le sait : comme oiseau, ce n’est pas un oiseau ; comme citoyen, ce n’est pas un citoyen… Tout juste bon à jeter par la fenêtre ! Encore si on me l’avait sabré à la guerre ou dans un duel ou si j’étais moi-même responsable ! Mais je l’ai perdu sans raison, pour rien, gratis, pour des prunes ! »

Il me parut qu’il y avait là anguille sous roche. Je décidai de tenter une petite expérience :

« Mon Dieu ! mon Dieu !
Qu’ai-je fait pour mériter pareil malheur ?
Si j’étais sans un bras ou sans une jambe,
ce serait tout de même mieux ; si j’étais sans oreilles,
ce serait pénible mais tout de même plus supportable.
Sans nez, qu’est-ce qu’un homme ? Le diable seul le sait :
comme oiseau, ce n’est pas un oiseau ;
comme citoyen, ce n’est pas un citoyen…
Tout juste bon à jeter par la fenêtre !
Encore si on me l’avait sabré à la guerre
ou dans un duel ou si j’étais moi-même responsable !
Mais je l’ai perdu sans raison,
pour rien, gratis, pour des prunes ! »

N’aurait-on pas dit un monologue shakespearien, avec ses accents tragiques, de grandes interrogations sur l’homme, le cheminement d’un coeur qui se sonde ? Gogol se moquait, fondant en une seule et même tirade le tragique et le comique que Shakespeare alterne parfois violemment. Je fus soudain nostalgique de l’univers shakespearien.

2. Me promenant un dimanche après-midi dans le Jardin du Palais-Royal, je vis sur une affiche que l’on donnait Troïlus et Cressida aux Français. Je me souvins avoir vaguement étudié naguère, en cours d’anglais, le fameux monologue d’Ulysse, dont je fredonnai quelques bribes à part moi : Each thing melts / In mere oppugnancy. Un soir donc, je chaussai mes bottines et me rendis place Colette en compagnie de ma bourgeoise. Paris allait bruissant que la salle Richelieu venait de rouvrir ses portes après un an de travaux de « dépoussiérage sonore ». (Muriel Mayette, administratice de la Comédie-Française, devait faire cette déclaration : « Ce soir, nous sommes émus et fiers de rentrer à la maison. »)

TROILUS ET CRESSIDA -

© Christophe Raynaud de Lage

3. Je ne tiens pas André Markowicz en haute estime, malgré une fascination initiale, depuis que sa traduction des Frères Karamazov m’est tombée des mains. Je lui dus, ce soir-là, un nouvel assoupissement, et ferme : sa traduction de Troïlus et Cressida ne tient pas l’épreuve de la scène ; trop littérale, épousant servilement les méandres de la phrase shakespearienne, elle se met mal en bouche et choque l’oreille française. A qui la faute ? Cette traduction, qu’appréciera peut-être un étudiant en littérature, est un désastre scénique ; n’aurait-il pas mieux valu en choisir une autre ? On peut incriminer la relative insipidité de cette pièce, la difficulté de faire jouer du Shakespeare à des comédiens rompus au classicisme, mais je crois que l’échec de Troïlus et Cressida tient surtout à l’inaudibilité de la traduction retenue, malgré une mise en scène de bonne tenue et des comédiens s’escrimant à donner consistance à un texte peu coulant.

4. Il y a des comédiens dont on sait, à peine ont-ils ouvert la bouche, qu’ils vont se mettre à jouer. Ils ouvrent la bouche comme pour parler, mais introduisent alors un moment de suspens ; puis la parole est proférée. Ce décalage vise à distendre le lien qui enchaîne l’acteur au texte : en feignant l’hésitation au moment de parler, le comédien veut faire accroire au public qu’il n’ouvre pas la bouche pour réciter un texte, mais que les mots lui viennent spontanément et que le discours s’élabore en cours de profération. D’où le recours à un certain nombre de procédés : accélération ou ralentissement du débit de la parole, arrêt songeur sur voyelle, accentuation soudaine de quelques syllabes, césure brisant le rythme naturel de la phrase… Ce naturel de théâtre, devenu tic, est parfaitement insupportable.

Il y a dans Troïlus et Cressida une Comédienne-Française dont j’aimerais, pour conclure cet article, faire l’éloge vibrant. Elle s’appelle Georgia Scalliet et interprète Cressida. Nul doute que quiconque verra pour la première fois sur scène cette pimbêche minaudante éprouvera un énervement certain. La jeune femme détonne par son affectation et surjoue, toute mines et manières. Or, cette affectation n’apparaît bientôt plus au spectateur comme de la fausseté, du mauvais jeu, mais comme une seconde nature (de façon exactement inverse, le pseudo-naturel des comédiens professionnels lasse vite quand on perce à jour son caractère extrêmement artificiel). Et quand le rideau des manières s’entrouvre, l’émotion subrepticement se fait jour dans un accent, un geste, un regard. Choisir la Scalliet pour interpréter Cressida était judicieux, puisque la Troyenne, désireuse de dissimuler la vraie nature de ses sentiments, oppose à ses interlocuteurs une superficie malicieuse, jusqu’au moment où, débordée, elle se dévoile en profondeur et touche. J’ai dit la Scalliet, comme parlant d’une grande cantatrice ou d’une actrice célèbre, et pourquoi pas ? Elle en a l’envergure. Mais jusqu’à ce que ce jour ne vienne, elle restera pour moi, toujours : Georgia.

(Julien)

Hasards d’une vie de lecteur

Un de nos lecteurs et ami nous a gentiment fait parvenir quelques pages extraites de son journal. Elles tiendront lieu d’article cette semaine.

« J’avais acheté le livre de Sergio Chejfec sur les conseils de Samuel Monsalve. Il m’avait dit, si tu t’intéresses à la marche, ça te plaira, tu devrais le lire. Comme il m’avait aussi dit que c’était difficile à trouver, je l’avais commandé sur amazon.fr. J’avais décidé de ne pas le lire tout de suite, je lisais autre chose, un livre sur Les excentriques anglais, d’Edith Sitwell, et me disant aussi que ce serait une lecture parfaite pour le voyage que je devais faire en train quelques semaines plus tard, entre Paris et Marseille, trois heures pour quelque cent pages, ça devrait aller, me disais-je. Je n’avais pas prévu que mon exemplaire serait défectueux, s’arrêtant à la page 65 pour reprendre à la page 96, ou quelque chose comme ça, je ne m’en souviens plus très bien, en tout cas, je ne pouvais pas le lire en entier en l’état. J’en achetais un autre exemplaire à Marseille, et j’écrivais à l’éditeur pour le lui dire, et lui demander un autre livre qu’il avait publié, Mastroianni-sur-Mer, en manière de compensation (je lui avais tout de même acheté un livre pour le prix de deux, ce qui est plutôt rare). Quelques jours plus tard, je recevais un paquet contenant : une carte-postale figurant une affiche d’un film avec John Wayne, avec un mot écrit à la main au dos, un exemplaire de Mastroianni-sur-Mer d’Enrique Vila-Matas, et un exemplaire de Leçons pour un lièvre mort, de Mario Bellatin. Je trouvais l’attention charmante. Et comme c’est le livre que je ne connaissais pas, je commençais évidemment par la lecture du livre de Bellatin. Pour tout dire tout de suite, je ne compris rien à ce livre, enfin, ce que je veux dire, c’est que je comprenais les phrases, j’en trouvais même certaines particulièrement belles, mais je ne comprenais pas l’ensemble, la structure me laissant perplexe, à moins que ce ne fut bouche bée, un peu idiot. Je finissais le livre toutefois, et j’entamais la lecture de Vila-Matas.

C’est en lisant Vila-Matas que je compris le choix de Pierre-Olivier Sanchez. Vila-Matas écrit ceci (dont un extrait est reproduit en quatrième de couverture, mais je lis rarement les quatrièmes de couverture, certainement pas celles des livres de Vila-Matas) :

«Nous ne vivons réellement qu’à mesure que nous lisons notre vie. La littérature est une lumière dans le compartiment, la littérature peut être un voyage à la tombée du jour dans un train russe, et aussi le mystère d’une halte plaintive dans ce train au milieu de la nuit. Mais il ne faut pas laisser s’installer le crépuscule, et c’est en cela que consiste ma mise en garde : le jour où l’on décide de lire uniquement des choses que l’on comprend, on commence à se faire vieux. Il importe de rester sur le qui-vive, d’opérer un choix de lectures pointu, de chercher des textes nouveaux ou différents et de se pencher sur eux sans crainte, quand bien même ils nous paraîtraient incompréhensibles, quand bien même nous serions surpris de découvrir qu’une nouvelle agence de voyages a ouvert sur la perspective Nevski.

Sans risque, la grande fête du lecteur est incomplète. «Seule pouvons-nous appeler bonne littérature, dit Félix de Azùa, celle qui crée un nouveau lecteur, et n’est pas une répétition en chaîne.» La grâce de la lecture consiste ainsi à lire ce qui nous semble incompréhensible, car n’oublions pas que la première fonction de l’art est d’étonner, de rompre nos habitudes de lecteurs et, à la lumière d’un compartiment, de remettre à neuf ce qui est vieux. La lecture rajeunit, et cela est peut-être l’argument le plus convaincant pour que les gens lisent. Tout le monde ne le sait pas mais le langage vieillit rapidement en nous, et seuls les écrivains que nous aimons le renouvellent. Lire, à l’instar du rajeunissement, procure un plaisir festif instinctif, offre comme une seconde nature.»
Enrique Vila-Matas, Mastroianni-sur-Mer, pp. 160-161

La lecture rajeunit, c’est possible, mais je ne suis pas certain d’être d’accord avec Vila-Matas, pas plus que je ne suis prêt à le suivre quand il dit que la lecture rend heureux. En fait, il me semble même que c’est le contraire. La littérature rend malheureux. Malheureux, parce que nous ne pouvons pas nous arrêter, nous devons toujours chercher du sens — en fait, même si nous aimons les livres incompréhensibles, nous ne pouvons pas nous empêcher d’essayer de les comprendre, c’est-à-dire de leur trouver un sens, d’essayer de leur trouver un sens, d’espérer leur trouver un sens, enfin de faire quelque chose pour qu’ils cessent d’être incompréhensibles (comme en ce moment, quand j’écris et que je me demande toujours ce que peuvent bien vouloir dire les Leçons sur un lièvre mort de Bellatin). Nous ne cessons jamais de trouver du sens, et nous ne pouvons pas nous arrêter. C’est cela, précisément, qui nous rend malheureux : lire des livres et essayer de leur trouver un sens, et il faut toujours recommencer, et ça n’a pas de fin. Même lorsque nous disons que nous n’y comprenons rien, nous cherchons toujours. C’est contre un grand malheur de ce genre qu’Aristote a dû poser un principe, peu importe lequel, c’est ce qu’il a dit qui importe : «Il faut s’arrêter.» Dans la recherche des causes, nous pouvons toujours remonter à une cause antérieure, et de cette cause à une cause antérieure, et de cette cause à une cause antérieure, et ainsi de suite, à l’infini. Mais il faut que ça s’arrête, sinon nous devenons fous ou nous vivons malheureux. Mais la littérature ne nous permet pas de nous arrêter parce que nous ajoutons toujours du texte à du texte, que nous l’écrivions ou non, notre recherche de compréhension est du texte que nous ajoutons au texte que nous venons de lire et que nous ajoutons au texte que nous allons lire, et ainsi de suite, à l’infini.

Alors, je n’ai pas compris le livre de Bellatin, je ne l’ai pas plus compris que lorsque je l’avais lu avant de lire Vila-Matas, mais il m’a semblé que je commençais à comprendre cette histoire de promenade dans une ville du sud du Brésil qui est le sujet du livre de Chejfec, Mes deux mondes. Raconter une histoire de promenade peut sembler bien plat, bien vide, mais en fait, c’est important. C’est important parce qu’il faut sortir du texte. Il faut sortir du livre. On me dira : mais écrire un livre pour raconter qu’il faut sortir du livre, c’est au moins paradoxal, pour ne pas dire idiot. Mais en fait, pas du tout. Il faut le raconter pour expliquer au lecteur qu’il doit sortir du texte, qu’il peut échapper au malheur de la littérature, que même s’il n’y a pas de premier principe, comme le pensait Aristote, il faut s’arrêter. Ou plutôt, il faut se mettre en marche, il faut sortir du texte, moins pour y comprendre quelque chose, que pour ne pas sombrer dans le plus grands des malheurs, qui est de chercher un sens que nous ne pouvons pas trouver (au moins pour cette raison qu’il y a des livres incompréhensibles).

Je me suis souvenu alors que c’était le sujet d’une conversation que j’avais eue avec Samuel Monsalve. Nous nous étions donnés rendez-vous dans un café de la rue de Buci. Il rentrait d’Argentine où il avait passé les fêtes de Noël. Il avait pris froid en rentrant à Paris, ce qui n’a rien d’étonnant. Ce qui était plus étonnant, en revanche, c’est qu’il s’est mis à me raconter des histoires de contact avec le monde auxquelles je ne comprenais strictement rien. Il me parlait du monde comme d’une chose palpable, qu’on pouvait traverser, avec lequel on pouvait entretenir des relations. Et moi je n’y comprenais rien. Je n’y comprenais rien parce que je pensais dans le texte, toujours dans le texte, alors que Samuel, lui, il était déjà sorti du texte. Et il ne me parlait plus de livres, de littérature ou de philosophie, il me parlait depuis une promenade qu’il avait faite à Buenos Aires, qui avait dû durer des heures. Quant à moi, j’avais déjà oublié cette promenade que j’avais faite et qui avait duré des heures (peut-être bien le même jour que lui, en fonction du décalage horaire) à Marseille, où je passais moi aussi les fêtes de Noël en famille. Je n’avais pas ouvert le moindre livre à Marseille, je m’étais satisfait de ne rien faire, et de marcher. Mais entre temps, j’étais revenu à Paris, et je m’étais remis à lire et à écrire. J’étais rentré dans le texte, et je n’arrivais plus à en sortir. Il aurait fallu que j’en sorte, mais à ce moment-là, lors de notre conversation, je n’y parvenais pas. J’y suis parvenu seulement plus tard quand j’ai lu cette phrase de Vila-Matas dans laquelle il fait se confondre la lecture, la littérature, et la vie (la première de l’extrait que j’ai cité tout à l’heure). En lisant Vila-Matas écrire que c’est cela qui nous rend heureux, j’ai ressenti une profonde insatisfaction, parce que, si j’aime lire des livres que je ne comprends pas, je ne peux pas vivre sempiternellement à la recherche d’une signification que je ne trouverais pas parce qu’elle n’existe pas — pas dans les livres. J’ai besoin de faire un tour. J’ai besoin de prendre l’air. J’ai besoin de lire, j’ai besoin d’écrire, mais j’ai tout aussi besoin de me promener. Et comme c’est fréquent, si nous ne résolvons pas nécessairement nos problèmes en nous promenant, nous mettons cependant que nous marchons quelques-unes de nos idées au clair, nous n’y mettons pas forcément de l’ordre, mais nous leur donnons de l’air. Nous passons notre temps, nous qui aimons lire et écrire, à rechercher des significations. Mais nous avons aussi besoin de les aérer pour ne pas sombrer dans le plus grand des malheurs (ou la folie, mais il me semble que c’est la même chose vue selon deux perspectives différentes).

Je n’aime pas la littérature. Je n’aime pas la littérature, en soi, ou en général. J’aime profondément certains livres de Vila-Matas (dont Mastroianni-sur-Mer, qui m’a fait découvrir l’immense livre de Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, que je suis en train de lire), et cela revient peut-être à aimer la littérature, oui, en particulier. Mais j’ai besoin de sortir du texte, de prendre l’air, de laisser passer de l’air entre les pages comme entre les idées. J’ai besoin de me promener à Paris, ou à Marseille, et un jour, je l’espère bientôt, à Buenos Aires, et puis après avoir traversé en bateau le Rio de la Plata, à Montevideo. Et j’écrirai que je me promène dans les rues de Montevideo et de Buenos Aires. »

Jérôme Orsoni

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère…

moi-pierre-riviere-ayant-egorge-ma-mere-ma-soeur-et-mon-frere-27-10-1976-5-g

Le 3 juin 1835, Pierre Rivière commet un triple meurtre dans un petit village normand : il tue sa mère, son frère et sa soeur, avant de prendre la fuite. Fait prisonnier quelques semaines plus tard, il raconte au juge d’instruction avoir été guidé dans ce geste par Dieu et ses anges, puis se rétracte. Il écrit alors, du 10 au 21 juillet 1835, un mémoire où il explique ce qui a motivé son geste : le désir de libérer son père des tracasseries innombrables que son épouse lui faisait subir. Le cas Pierre Rivière déroute les médecins de son temps, qui finissent par le déclarer aliéné. Il échappe donc à la peine de mort mais se suicide en 1840.

En 1973, Michel Foucault et d’autres chercheurs publient ce mémoire et toutes les pièces du dossier Pierre Rivière : procès-verbaux, témoignages, interrogatoires, expertises médico-légales, lettres, articles de journaux, etc.

Deux ans plus tard, René Allio réalise un film en prenant appui sur les documents publiés par Foucault. Ce film n’est pas une reconstitution. Il ne dissimule jamais son origine littéraire ; la voix-off, tour à tour celle du juge d’instruction, de Rivière ou des divers témoins, est toujours là pour rappeler que les événements sont montrés dans le prisme d’un discours. Le film n’essaie jamais de nous faire accroire que ce que nous voyons, ce sont les faits nus, en-deçà du discours. Autres que la voix-off, divers moyens sont utilisés afin de médiatiser l’histoire de Pierre Rivière. Les témoins sont interrogés comme dans un reportage, et leur nom s’affiche sur l’écran ; une certaine séquence n’est pas filmée, mais construite comme une succession de photogrammes, comme si l’on observait une série de pièces à conviction.

moi-pierre-riviere-ayan-ii01-g

Et pourtant, la nature même de la représentation cinématographique rend l’entreprise de René Allio problématique. Car le cinéma va nous rendre l’auteur (du meurtre, du mémoire) immédiatement présent, alors qu’il avait disparu dans l’écriture (Foucault : « La trace de l’auteur se trouve seulement dans la singularité de son absence »). Pierre Rivière va s’incarner sous nos yeux, et l’image va lui prêter son poids, lui conférer une présence irréductible, contre laquelle la voix-off et tous les procédés de médiatisation ne peuvent rien. On s’attendrait alors à ce qu’Allio fasse le choix d’une distanciation à la Brecht afin d’assouplir, dans l’image cinématographique, la dictature du référent. Il n’en est rien, et le film est réaliste en tous points : il est tourné en extérieur, dans la région même où Rivière commit son crime, avec des interprètes indigènes, en costume…

Mais Allio était conscient de ce problème. La première apparition de Rivière en témoigne : le jeune homme apparaît reflété dans une mare, avant que le saut d’une grenouille ne trouble son image. Et le film, de manière générale, n’est jamais d’un réalisme écrasant. C’est un film modeste, sans pompe, sans éclat : même s’il n’atteint jamais une pureté bressonienne, rien n’y est souligné, et les personnages ne se voient pas concéder de psychologie facile. C’est donc, plus que la voix-off elle-même, la modestie de la mise en scène, la simplicité du jeu, l’insipidité de l’image, le flou des dialogues et des gestes qui permettent à l’attention du spectateur de se détourner de l’histoire en cours et de se focaliser sur le devenir-discours des événements. A cet égard, la construction du film apparaît comme un véritable tour de force, variant les points de vue et opérant de continuels décrochages dans la chronologie : tantôt l’on suit celle du procès et tantôt celle du récit de Rivière. Cela est manifeste dès le premier plan du film, où l’image (d’un arbre au milieu d’un champ) et le son (l’oreille devine un tribunal) ne coïncident pas.

Cet article est inachevé.

(Julien)

Intégrale Büchner au Théâtre de la Ville

LEONCE ET LENA (L. Lagarde 2012)

Le Théâtre de la Ville, du 16 au 25 janvier, donne l’intégrale des œuvres dramatiques de Georg Büchner… De 19 heures à 23 heures se succèdent, séparées chacune par un entracte de 20 minutes, ses trois pièces Woyzeck (1837), La mort de Danton (1835) et Léonce et Léna (1836). Je me voyais, retour du théâtre, noircissant quelques feuillets plein d’idées et de sensations nouvelles. Je me vois surtout forcé de constater que le texte n’a pas été servi comme on aurait pu le souhaiter.

Bien sûr, il y a quelques éclats. Le texte, surchargé par endroits, contient des perles. Quelquefois, la mise en scène a l’air d’avoir touché juste. Mais Ludovic Lagarde, qui a voulu faire des trois œuvres de Büchner les révélateurs de notre condition moderne, a sans doute manqué tout ce que ces textes d’un révolté mort à 23 ans pouvaient avoir de daté et de problématique.

Dans Woyzeck, un pauvre bougre, homme de troupe, tue la prostituée à laquelle il a fait un enfant le jour où il la soupçonne d’entretenir une relation avec son capitaine. C’est Brecht qui nous a fait redécouvrir cette pièce, on comprend bien pourquoi. Woyzeck est tout sauf un héros auquel on veut s’identifier. Obsédé de pureté, ne pouvant souffrir la simple idée d’une infidélité, il fait ses besoins contre les murs, marche comme une bête, est en proie à de récurrentes hallucinations. C’est bien entendu une victime des brimades du pouvoir et des rapports de domination économique,  mais, au lieu de laisser au texte et à sa nudité le soin de tendre un pont entre le public et le personnage, Lagarde cherche à susciter l’empathie au moyen d’un décor chargé de machines, d’effets, de reflets, et de jeux d’écho dans les haut-parleurs de la salle. Le spectateur, introduit de force au cœur d’un délire qui devrait le frapper par son caractère absolument solipsiste, cherche dès lors sans cesse à regagner de la distance, contrairement à ce qui se serait passé si la mise en scène avait pris son parti d’un certain décalage, en incitant le spectateur à briser la glace.

Le texte de La Mort de Danton, lui, s’appuie sur un personnage d’ancien révolutionnaire devenu débauché dépressif, se laissant mener à la guillotine comme un bœuf désespéré à l’abattoir. La subtilité de l’œuvre veut qu’elle renvoie dos à dos le privilégié qu’il incarne et le héros prétendument pur, Robespierre, tellement épris de vertu qu’il ne peut s’empêcher de faire couler le sang de tout ce qui existe. Mais Lagarde ne veut pas se contenter du sujet. Il faut forcément que la Convention soit incarnée par la salle, que l’œil de Robespierre soit fixé sur elle, il faut forcément qu’elle frémisse de cris de foules artificiels…

Quant à Léonce et Léna, cette comédie satirique aurait-elle été moins piquante si elle n’avait pas été jouée avec écrans de télévision, guitare électrique et costumes XXIe siècle à l’appui ? Était-il moins important de comprendre qu’avec Büchner le dramaturge faisait œuvre d’auteur de comédie et de pamphlétaire en même temps, plutôt que de le voir redoublé par un metteur en scène très soucieux de se saisir de l’occasion pour parler de l’Europe ?

On n’était pas loin, parfois, d’éprouver le malaise qui accompagne les démonstrations de complaisance…

(Samuel)

Rap gentil

A Paris nous aimons le rap gentil. Un rap, musique de méchants, musique de gangsters, qui n’écorche pas trop nos oreilles délicates. Afin d’arrondir les angles des rythmes tranchants, il faut qu’une femme susurre une belle mélodie.

Cette mélodie jolie, c’est « l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes ». Je cite là Charles Baudelaire, qui compara la musique de Liszt à un thyrse. Ce bâton des Bacchantes tout enroulé de lierre et de pampre pourrait également servir de comparaison au rap gentil. Un élément féminin, voix claire ou instrument gracieux, vient amollir la roideur du rappeur, en entonnant un doux refrain ou en s’entortillant tout du long. « Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? »

Il y a toujours quelqu’un pour mettre un morceau de rap dans nos soirées : Washington Square, Sur le sable ou Recce Cicca… Et alors, quel contraste avec la joliesse des robes et la dentelle des propos ! Mais je crains que le rap gentil n’ait contaminé nos plus belles fleurs. Abandonnant leur langage châtié, nos princesses se mettent à jurer ; les plus raffinées d’entre elles lâchent un bon vieux mot d’argot et débinent leur « daronne ».

Il y a un peu moins de vingt ans, comme en témoigne cette séquence d’un film de Desplechin, c’était encore du vrai rap, du rap de dur que l’on pouvait entendre dans les soirées parisiennes. Les temps changent. Nous nous efféminons, et nos oreilles n’ont plus de tolérance que pour le rap gentil. O tempora ! O mores !

(Julien)

Littérateur vacant

Georges Pierre, décédé ce dimanche, avait publié au début de l’année 2012, dans l’un des blogs qu’il répudierait plus tard, une chronique du plus bel effet. Il donnait un bref compte-rendu de l’œuvre d’Antoine Cantard, un français exilé à Buenos Aires qui avait abandonné toute activité littéraire non-numérique au milieu des années 2000.

Il avait dû raisonner de la manière suivante, jugeait Pierre en substance. La littérature est faite pour nous permettre de nous sentir moins seuls. A cet égard, le roman n’accomplit sa fonction qu’à moitié. Car s’il peut parfois sembler au lecteur qu’il découvre dans une œuvre des mots qu’il aurait toujours voulu lire, des personnages qu’il aurait toujours voulu rencontrer, et qu’il s’entretient ainsi avec des esprits et des cœurs familiers, l’auteur, de son côté, comme en témoigne la correspondance de Flaubert à Louise Colet, souffre le martyre pour produire cette semblance de vie, et ne se trouve jamais aussi seul que portant sa pierre grosse ou petite à l’édifice de rencontre en papier que l’on appelle littérature. La littérature est la vie pour ceux qui la lisent, la mort pour celui qui l’écrit. Tant que cette phrase sera vraie, avait dû juger Antoine Cantard, l’auteur masochiste ne vaudrait pas mieux que le pélican peu malin qui, faute de savoir pêcher correctement, se voit contraint d’offrir son cœur en pâture à ses petits frappés d’inanition.

Il y avait deux éléments remarquables dans l’itinéraire de Cantard. Le premier était l’abandon de toutes les formes littéraires hormis le genre épistolaire. L’autre, la décision abrupte, démentie une seule fois, de s’abstenir de tout autre support de rédaction que celui que lui offrait Google Mail. Jusque-là, il s’était acharné à produire un roman qu’il voulait sincère et nouveau. L’examen du disque dur de l’ordinateur qu’il utilisait avant d’envoyer ses premières lettres nous dirait beaucoup à son sujet. Malheureusement, selon les témoins qu’a pu interroger Georges Pierre, cette nouvelle orientation littéraire avait précédé de très peu l’abandon de la machine sur le banc d’un parc du quartier de Barracas, dans la capitale argentine, à côté d’une maison patricienne en ruine. Il s’agissait d’un ordinateur portable écran 15 pouces, de la marque Asus, à l’armature de faux bambou. Ces précisions n’ont jamais  permis de retrouver le précieux objet et, quarante ans après, publiant cette chronique, nous suggérons à qui disposerait d’informations utiles de se manifester auprès de la Centrale Européenne d’Etudes sur la Fin de Littérature, département Pierre. Quoi que l’on puisse découvrir cependant, l’enrichissement anecdotique ne saura pas se comparer à l’apport principiel de Cantard, dont les vastes perspectives ont été soulignées par l’étude fondatrice de notre ex-critique.

Selon ses meilleurs amis parisiens de l’époque, qu’il cessa de voir suite à sa conversion, s’il est permis d’employer ce terme un peu solennel pour parler de la nouvelle forme qui allait affecter son écriture, le roman de Cantard devait consister en centaines de pages consignées au format Word, de facture frénétique et décousue. Il leur manquait le début et la fin. Certaines séquences métatextuelles comparaient l’immersion dans l’écriture à une plongée dans le néant. Les rares personnes qui ont pu avoir accès à des éléments partiels de l’œuvre projetée parlent d’un récit au fond assez conventionnel, inspiré du roman réaliste, mais débridé au point de vue de l’invention. Le style empruntait beaucoup à Beckett, même si la sécheresse des phrases était tempérée par un usage non-ironique de la répétition, et que quelques moments d’ironie inoffensive, légère, rappelaient les récits courts de Gérard de Nerval. Une femme que Georges Pierre soupçonne de n’être pas tout à fait impartiale le concernant prétend par ailleurs que, malgré les nombreux ajouts dûs à l’imagination débordante de Cantard, notre récit était la mise en scène sub spaecie aeternitatis, lyriquement scandée, d’un événement hasardeux mais réel survenu au début d’une relation amoureuse vouée à l’échec. Elle ajoute que Cantard ne se serait jamais remis de ce qui lui arriva et que, de ce jour, il aurait commencé à s’intéresser aux contes fantastiques, avant de devenir parfaitement fou et d’aller vivre comme un vagabond à Buenos Aires.

Georges Pierre veut bien admettre la première partie de ce témoignage, mais il conteste absolument l’incurabilité de Cantard. D’ailleurs, si l’œuvre du second Cantard n’interdit pas d’imaginer un vagabond, une lecture plus attentive rend cette conjecture extrêmement peu plausible. Il eût fallu qu’il inventât tous les passages où il évoquait, légèrement certes, son activité professionnelle. En fin de compte, ce ne serait pas la folie, justement, mais le comble, non-même du bon sens, mais de la sagesse, qui l’amena à délaisser Paris pour Buenos Aires. « Cantard est notre dernier Rimbaud, écrivait Georges Pierre dans sa méditation de 2012, puisque, même s’il ne sera pas le dernier à avoir cherché sincèrement l’absolu en littérature, il est aussi le premier à avoir trouvé une manière nouvelle de la faire exister, loin de cette déception, et pourtant sans ironie aucune. » Certains sont revenus plus tard sur l’exactitude historique de ces propos, mais Georges Pierre fit remarquer que le plus important en eux était leur pathétique, et que, quoi que l’on ait à redire par ailleurs, il exprimait là ce que l’événement avait eu de lumineux et de définitif pour les rares personnes qui eurent l’occasion de lire les productions de Cantard au début du siècle où nous écrivons.

Antoine Cantard, fort du raisonnement reconstitué ci-dessus par Georges Pierre, considéra un jour qu’il se promenait dans Buenos Aires qu’une écriture néanmoins pouvait échapper aux impasses solitaires de l’œuvre romanesque à cause de laquelle, à Paris, il ne voyait plus personne, était sale, et avait vu croître selon une proportion inadmissible sa propension à la paranoïa. Il fit le récit de l’événement, sans le présenter nullement comme une transformation révolutionnaire. Mais, du petit appartement qu’il louait Avenue Hipólito Yrigoyen, il cessa un jour de noircir les pages blanches pour lesquelles il s’était exilé, et écrivit une lettre. C’était un jour de grand vent. Il avait plu le matin, d’une averse violente et sauvage comme l’été portègne en offre maints exemples, puis le soleil était venu. Ne sachant trop pourquoi, il avait décidé de quitter le deux-pièces sombre et il avait passé plusieurs heures à flâner, descendant par l’avenue Corrientes jusqu’à l’obélisque, puis obliquant à droite, et ralliant les docks de brique du quartier de Puerto Madero, dont les barres sont d’un effet aujourd’hui des plus glauques, mais qui brillait alors de tout l’éclat, minable certes, mais tout à fait luisant, de la nouvelle oligarchie.

Ce quartier nouveau lui donnait une impression de solitude qui ne lui était pas connue. La ville, d’ordinaire bourdonnante, lui suggérait soudain le besoin pressant de rentrer dans le calme de son appartement. Mais cette fois, c’était l’inverse. Ce calme, et le grand vent qu’il faisait ce jour-là, lui suggéra de rebrousser chemin, non pour rentrer en lui-même, dans les soubassements fantomatiques et sublimes de sa conscience, non, mais pour aller simplement écrire une lettre. Il la commença en récapitulant l’argument d’un vieux morceaux des Ad familiares de Cicéron, ou alors de Pline le Jeune, que son professeur de latin, dans des années de lycée heureuses et parfois regrettées, lui avait fait traduire. Il expliqua à son interlocuteur qu’il se sentait nostalgique de ce bel équilibre antique, de ces hommes satisfaits pour qui c’était assez de s’adresser à l’intelligence et aux cœurs de ceux qui leur étaient chers et d’attendre une réponse, sans se poser la question de savoir s’ils seraient un jour honorés comme les révélateurs des troubles de la condition humaine, ou les porteurs de son espoir, espoirs et troubles faits d’un infime soupçon de raison et de beaucoup de délires, ce qu’il s’acharnait à reproduire dans son interminable roman. Il dit cela simplement, ce fut tout. Mais toutes les fondations du monde qu’il admirait tremblèrent ce jour-là. A partir de ce moment, tout s’enchaîna très vite.

Il semblerait que ce soit dix jours après ce courrier fort simple que Cantard jeta l’ordinateur. Il n’en fit jamais mention dans aucune lettre. Il disait simplement « quelqu’un parle fort dans la cabine téléphonique située à côté de moi », ou «  je fais résonner le clavier usé du cybercafé alors que je t’écris ». Une autre fois, il fit remarquer qu’à la suite d’une fausse manipulation, tout son message s’était effacé, et qu’il lui fallait recommencer. « C’est la seule chose qui me fasse regretter Word quelques fois, ajoutait-t-il. Il y a trois ans, je me souviens que tous mes documents étaient sauvegardés automatiquement et que nulle fausse manipulation ne me privait du fruit de mon travail. Voilà trois fois que je retape le même message, à quelques inévitables variantes près s’entend, parce que mon annulaire s’acharne à enfoncer le bouton backspace, et, le curseur étant mal placé, me fait revenir à la page précédente, ma boîte de réception Google. Impossible de récupérer quoi que ce soit. »

Jamais il ne faisait la théorie de rien. Il disait cela comme ça, en passant, il a fallu que Georges Pierre intervienne. Mais selon Pierre l’insistance que Cantard portait aux références antiques, la mention des œuvres de Sénèque, de Cicéron et de  Pline, qui étaient devenus ses seuls ouvrages de chevet, comme le retour épisodique d’une évocation sobre de la beauté de la marche ne laissent planer aucun doute quant à, non pas son intention, mais simplement ses certitudes.

Il s’adressait à deux ou trois personnes par semaine. Aucune n’habitait Buenos Aires. Personne n’habitait Paris. Pierre reçut de Patrick McDonald, de Baltimore, quelques-uns des textes de Cantard. Antoine écrivait aussi à l’intention d’une jeune femme, domiciliée à Berlin, qui ne fut pas simple à trouver. C’est avec elle que ses textes avaient leur inflexion la plus intime. A Marseille, Jacques Marsoni avait quant à lui le privilège de susciter des productions d’une grande inventivité, où Cantard parlait peu directement de lui, peut-être intimidé par la politesse et l’intelligence de son ami, craignant de trahir des sentiments qui pourraient paraître grossiers, mais toujours préoccupé, sous des discours apparemment intellectuels, de partager les sentiments qui étaient les siens au quotidien. Le mot présence revenait souvent dans ses développements. Il insistait beaucoup sur la satisfaction simple et définitive que lui apportait ce partage de loin en loin, d’idées toujours fines, mais jamais bouleversantes, de sentiments qu’il se réjouissait d’exprimer simplement parce qu’ils étaient les siens.

Georges Pierre a largement commenté, dans son premier essai, ces deux éléments si caractéristiques, celui qui faisait de Cantard un écrivain à un seul registre, et celui qui faisait de Cantard un auteur nomade, n’inscrivant jamais sur le même support et ne conservant jamais d’éléments matériels de ses réalisations. Il semblait que, quand il avait réussi à transmettre quelque chose de lui, le courrier avait atteint son but. Il avait en outre, on pouvait le déduire de ses lettres, supprimé tout matériel informatique de chez lui. Cela lui permettait d’entretenir un culte moderne et modeste de l’écriture. D’ordinaire, il commençait par une courte promenade, puis il s’installait dans un café internet où il se mettait à rédiger, rarement plus de deux heures et jamais moins d’une heure et demie.  Il n’expédiait par ailleurs jamais ses courriers le même jour, par principe semble-t-il. Si la littérature doit remédier à la solitude, nous explique Georges Pierre, alors son but est tout entier atteint quand elle nous a permis de communiquer, loin des obstacles induits par les conventions sociales (c’est pourquoi Cantard ne s’adressait qu’à des gens vivant en des lieux très éloignés les uns des autres et n’entretenant aucun rapport entre eux), loin aussi de la contrainte culturelle consistant à exiger d’un écrivain qu’il soit un auteur (c’est pourquoi il ne faisait aucune référence à aucune personnalité contemporaine ou même éternelle, comme c’est le cas dans ce genre d’écrit, et la raison pour laquelle il avait adopté un style peu soucieux de la correction sans être m’as-tu vu. Quand il mentionnait Pline ou Sénèque, ce n’était pas comme de sages qu’il en parlait, ni même comme d’individus prestigieux. Au fond, on pouvait même se demander s’il s’agissait là à ses yeux de personnes. Il disait : « dans le petit volume qui se trouve à côté de mon lit, j’ai lu la phrase suivante » au même titre que « une affiche publicitaire de l’avenue Boedo dit » ou « j’ai entendu à la radio hier soir que ». Cela, bien sûr, s’accentue dans les lettres de la maturité. La première, nous l’avons vue, était encore un peu entachée de culture. ) Il est absolument essentiel aux yeux de Georges Pierre qu’Antoine Cantard se soit débarrassé de son ordinateur, comme le fait qu’il écrive toujours sur des postes loués, dans plus d’une quarantaine de cybercafés portègnes, où il avait pourtant ses réguliers. Car, même si Cantard parle de la dureté du travail et des problèmes de la subsistance dans certaines de ses lettres, la parcimonie qu’il met dans l’évocation de ces thèmes difficiles laisse à ses correspondants et lecteurs l’impression d’un homme néanmoins profondément libre, affranchi de toute angoisse, qui suscite chaque fois qu’il se manifeste une émotion qui n’a rien de violent, mais qui mêle de la manière la plus douce un peu d’humour, de quiétude, de joie et une pointe de tristesse, ingrédient homéopathique indispensable à un bonheur tout à fait accompli.

Selon Georges Pierre, les amis portègnes d’Antoine Cantard, dont les noms figurent régulièrement dans les courriers, ne se sont jamais doutés de l’être avec lequel ils passaient leurs fins de journée, leurs matinées, ou même leur nuit pour certaines parmi eux. Antoine Cantard avait le vœu d’être tout entier attaché à ce qu’il faisait là-bas, et rien ne lui aurait été plus insupportable que d’adopter la posture de l’homme de lettres contraint aux nuits blanches ou même aux après-midi de réclusion. Nous trouvons là sans doute la raison de la courte durée de ses moments de rédaction. Non en volume, il lui arrivait d’envoyer des messages de plus de 8000 signes dans le bref intervalle qui lui était imparti. Mais il n’aurait pas supporté l’idée que l’on pût voir dans ses absences intermittentes autre chose qu’un inoffensif désir de se promener. C’est bien là, au fond, exactement ce qu’étaient ses écrits, pour reprendre le mot de Georges Pierre, des ballades. La durée de rédaction, comprise entre 1h30 et 2h, comme on peut le déduire des indications qui parsèment chacune de ses lettres, relativement à la situation d’énonciation, ainsi que le climat de la ville et le charme bizarrement hospitalier des cafés internet expliquent, sans doute, nombre des secrets de sa prose.

Passé la fin de 2014 sa trace se perd. Le second Cantard aura exercé sept années. Faut-il y voir un symbole ? Selon Georges Pierre, c’eût été très contraire à l’esprit de cette œuvre sobre et pour cette raison même hors du commun. Il se refusait aussi à croire en un abandon arbitraire de la littérature. Après des vœux de nouvelle année adressés aux trois correspondants, plus un courrier ne leur parvint. Il aurait été facile d’enquêter sur ce silence et de chercher à savoir s’il fallait l’attribuer à la mort ou à un autre accident brutal et dramatique. Pierre, comme les trois correspondants de Cantard, furent d’avis que c’eût été mal interpréter l’œuvre de leur camarade que de se scandaliser de cette disparition. L’exercice de Cantard se devait d’être fugitif. Sans doute n’y avait-il eu qu’un événement mineur, empêchant la poursuite de l’activité, ou alors, simplement, le meilleur moyen de prolonger les lettres avait-il été d’indiquer un bonheur si parfait qu’il lui était possible de recourir à ou de se passer de l’écriture à volonté, selon les impulsions momentanées.

Peu après la fin de l’activité d’Antoine Cantard, Georges Pierre décida de renoncer à toutes ses publications à prétention esthétique. Il ferma le blog qu’il animait depuis quatre ans, Le Tableau blanc, et retira ses contributions aux diverses revues dilettantes qui l’accueillaient. Ce n’était pas un sentiment de culpabilité ou la vague conscience d’une forme de grossièreté qui l’accablait, mais le sentiment soudain inéluctable qu’Antoine Cantard devait continuer d’exister, sinon sous ce nom, du moins dans l’idée. L’être qui se chargerait de reprendre la vocation ne devait pas compromettre la légèreté de la pratique cantardienne avec d’autres rédactions à ambition artistique, certes, mais entachée de travail. Il fallait le même non-lieu, le goût de la promenade, la règle des deux heures et du café internet. Pierre se déplaça à Buenos Aires, ne se départit pas de son matériel informatique, mais ne recourut jamais à son ordinateur personnel pour son activité d’écrivain. Il exerça le métier éminent d’universitaire quarante années durant, jusqu’au jour funeste qui nous priva de ses lumières. Comme écrivain, il est l’auteur de plusieurs milliers de pièces épistolaires.

Bibliographie

Il n’existe pas de recueil des œuvres d’Antoine Cantard. Pierre, les trois correspondants et les quelques lecteurs privilégiés sous les yeux desquels passèrent les caractères de notre cher visionnaire se refusèrent à imprimer les messages, pensant que ce serait trahir la portée de ces réalisations que de leur donner un être de papier. Ils poussèrent le fétichisme jusqu’à écarter la possibilité de détenir les lettres sur disque dur, et, les laissant au bon soin des serveurs en ligne respectifs, constatèrent un beau jour que le produit avait disparu, en raison du dépassement des délais réguliers de la conservation. On sait que, dans l’une d’entre elles, il imaginait la vie d’un petit réparateur automobile de la pampa, dont l’existence ne consistait en rien d’autre que l’attente du passage de camions à pneus crevés. Dans une autre, il se référait à Borges comme au plus grand sage de l’humanité. Mais il devait en son for intérieur se croire encore un petit peu supérieur à lui, et c’est sa pudeur qui l’empêcha toujours de se mettre en avant à cet égard.

Georges Pierre s’est risqué à publier certains de ses courriers dans une revue en ligne, question d’écritures. Il a par ailleurs arrangé avec googlemail un contrat de conservation de cent ans pour l’intégralité des pièces figurant sur son compte électronique. Comme ces ressources immenses n’ont pas encore été écumées, toute personne inspirée par les lignes précédentes et souhaitant participer aux travaux de recollection des œuvres complètes est priée de s’adresser à nous via les coordonnées suivantes. Il en va de notre intérêt patrimonial à tous.

Centrale Européenne d’Etudes sur la Fin de la Littérature, département Pierre, Secrétariat de la Communication. Écrire à : littératurefindessiècles@ceefl.be

(Samuel)

Bartleby et compagnie de Enrique Vila-Matas

Ce n’est point l’homme qui tombe qui rit de sa propre chute, à moins qu’il ne soit un philosophe, un homme qui ait acquis, par habitude, la force de se dédoubler rapidement et d’assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son moi. (Charles Baudelaire)

Rendre compte de ma lecture de Bartleby et compagnie, que je referme à l’instant ? I would prefer not to. Cette entrée en matière vous paraîtra convenue. A juste titre. Rechigner à faire la relation d’un ouvrage consacré précisément à la littérature du refus, n’est-ce pas un peu facile ? Et prétentieux, par-dessus le marché, car je rejoindrais ainsi la cohorte des auteurs chez qui Enrique Vila-Matas repère le syndrome Bartleby, de Rimbaud à Salinger, en passant par Hofmannsthal, Kafka, Walser, et une foule d’illustres inconnus, tous « Ecrivains Négatifs » confrontés à l’impossibilité de l’écriture et conduits pour la plupart au silence définitif.

Je parlerai donc. Mais plutôt que de présenter Bartleby et compagnie par le menu, je désire vous faire part d’une histoire personnelle qui m’est revenue en mémoire à la lecture de ce livre. J’échoue à rendre raison de cette réminiscence. L’anecdote que je m’apprête à raconter m’a semblé comme en suspension dans le texte de Vila-Matas ; elle pourrait donc, pourquoi pas, rejoindre la constellation de « notes en bas de page en commentaire à quelque texte invisible » qui constitue Bartleby et compagnie.

Bartleby-et-compagnie

Je veux parler de T. que certains d’entre vous connaissent bien. Je l’ai rencontré en 2009 dans un débit de boissons de l’Est parisien. Il m’a déplu d’abord. Je l’ai trouvé un peu vulgaire, bruyant et mal rasé ; le genre de garçon prenant beaucoup de place. Plutôt timide et en retrait, je l’observais se donner en spectacle avec un mépris lointain. A un moment de la conversation, il dit « pallier à » au lieu de « pallier » tout court et je ne manquai pas de le reprendre. En bon puriste, je me fendis ensuite d’une diatribe contre les incorrections du français contemporain. Il fut piqué, ou sembla l’être, et se tut un long moment. Plus tard, il devait glisser dans la conversation quelques horreurs telles que « au niveau du vécu personnel ». Les discrètes oeillades qu’il me lançait par moments auraient pu éveiller mon attention ; mais l’ayant jugé stupide une fois pour toutes, je n’y prêtais point garde.

Nous nous revîmes. Nous fréquentions le même établissement. Je fus forcé d’admettre que j’étais allé vite en besogne en l’estimant sot. Je découvris avec le temps que sous ses airs bourrus il n’était pas dépourvu d’une certaine finesse. J’en vins même à apprécier et admirer sa simplicité pleine de bon sens ; à côté de lui, mon urbanité paraissait fausse, affectée, pleine de tics et de manières. Je me sentais emprunté face à tant de naturel ; je ne savais plus où me mettre et mes paroles, mes mimiques, mes gestes me paraissaient ceux d’un histrion. Je me raidissais alors, désirant imiter T. en tout afin de tuer la marionnette en moi. Chez lui, tout semblait couler de source ; jusqu’à ses opinions me paraissaient de la meilleure trempe, saines et franches, quoiqu’elles fussent moins élaborées que les miennes. A son contact je me purifiai, sans jamais néanmoins parvenir à un tel degré d’authenticité.

Notre amitié culmina. Je dus à un complet hasard le soupçon qu’il se pouvait y avoir anguille sous roche. Lors d’une soirée, je présentai T. à un ancien ami, un aristocrate décadent et plein de morgue. Cet ami, le comte de M., s’amusait beaucoup à s’ajuster ostensiblement au niveau de ses interlocuteurs ; comme moi, il méjugea T. et crut devoir condescendre. Je surpris leur conversation. Ce qui me choqua fut moins le mépris à peine voilé du comte de M., auquel j’étais habitué, que la façon dont T. se laissait faire. Il semblait prendre un certain plaisir à prêter le flanc aux piques venimeuses du dandy, sans jouer à l’âne toutefois. S’il y en avait un qui jouait manifestement, c’était le comte de M. : par exemple, lorsqu’il faisait mine d’abonder dans le sens de T., en rajoutant de façon éhontée dans le mauvais goût. Toutes ses paroles étaient mises entre guillemets et frappées du sceau de l’ironie. Et pourtant, de façon inexplicable et pourtant invincible, il me sembla qu’en réalité c’était le comte de M. qui était prisonnier du jeu de T., un jeu imperceptible dont il avait fixé les règles pour lui seul et dont il m’apparaissait pour la première fois qu’une partie était en cours. Le pressentiment terrible qui m’étreignit fut de l’ordre du vacillement, du tremblement, du léger décalage. Tout avait changé, et pourtant tout restait comme avant.

Dès ce jour, je fus sur mes gardes. Je maintins mon attention éveillée, tâche ardue étant donné que rien n’avait changé ni dans l’attitude générale de T., ni dans nos relations. Mais le soupçon qui m’avait une fois effleuré ne devait plus me quitter ; ce fut lui sans doute qui causa notre éloignement progressif. Jamais je ne pus vérifier si mes soupçons étaient fondés, jamais je ne pus percer à jour le mystère de T. Vous qui le comptez parmi vos fréquentations occasionnelles ou régulières, vous me prendrez pour un fou si je vous confie mon doute. Un être aussi simple, droit et franc que T. serait-il capable de la duplicité que je lui suppose ? Duplicité entière, totale, diabolique, en comparaison de laquelle l’ironie ponctuelle du comte de M. paraîtrait d’un ange.

Il me sembla ainsi, lors de cette soirée où T. bien involontairement se révéla, que chez lui dont j’admirais tant le naturel, tout, absolument tout – sa contenance, ses gestes, ses propos, son rire, son regard – était strictement sous contrôle. Que tout était méticuleusement mis en scène et surveillé. Que tout était théâtre. Je ne veux pas dire qu’il jouait un rôle ou qu’il portait un masque en société, T. n’étant pas du genre à se chercher un créneau afin de se tailler une place dans le monde. Ce que je veux dire, c’est qu’il jouait son propre rôle en permanence, qui était des plus simples, et qu’il en était conscient. Qu’il fût seul ou accompagné, en société ou en tête-à-tête, T. ne se laissait jamais aller à être un hypothétique soi-même ; il se comportait, parlait, gesticulait comme T. Avait-il créé son personnage de toutes pièces ? Ou, si tel n’était pas le cas, quand s’était opéré le dédoublement et faite la transition de l’être à la représentation ? Y avait-il des moments où il se relâchait et abandonnait tout masque, étant alors T. au premier degré ? Telles étaient les questions qui me taraudaient alors. De vagues signes, que j’étais apparemment le seul à percevoir, confirmaient mon soupçon ; ce fut alors que je me rappelai notre première rencontre. Il me parut rétrospectivement, vérifiant du coin de l’oeil l’effet produit sur moi par sa performance, avoir interprété le garçon simple et peu raffiné, pas pour en rajouter, pas pour me tromper sur son être véritable ; mais pour le simple plaisir du jeu.

Ce souvenir affleura particulièrement lorsque je lus les passages suivants du livre de Vila-Matas :

– Passage 21 consacré à Marcel Duchamp : « Le pari que Duchamp a fait avec lui-même portait sur la culture artistique et intellectuelle à laquelle il appartenait. Cet immense Artiste Négatif a parié qu’il pouvait gagner la partie pratiquement sans rien faire, simplement à rester assis. Et il a gagné son pari. Il s’est joué de tous les illusionnistes de bas étage qui pullulent ces temps-ci, de tous ces petits abuseurs qui n’attendent pas de récompense dans le rire et le jeu du Négatif mais dans l’argent, le sexe, le pouvoir ou la plus triviale des célébrités. » (p. 80)

– Passage 37 consacré au Monsieur Teste de Valéry : « Monsieur Teste n’était pas philosophe ni rien de tout cela. Il n’était pas même littérateur. Et grâce à cela, il pensait beaucoup. Plus on écrit, moins on pense. » (p. 119)

– Passage 38 consacré à Keats : « Il y est question de la capacité négative du bon poète, lequel sait observer la distance et la neutralité requises à l’égard de ce qu’il dit, comme les personnages de Shakespeare, pour entrer en communion directe avec les situations et les choses afin de les transformer en poèmes. » (p. 120)

– Et surtout l’extraordinaire passage 57.

(Julien)